MÉCHANTS PLAIGNANTS ET VOISINS PAS CONTENTS
« N’hésitez
pas à porter plainte chaque fois que vous vous sentirez agressé ou lésé
dans votre quotidien. Même pour un problème d’apparence mineur (tel un
souci de voisinage). La plainte a des vertus civiques. Pour celui qui la
porte comme pour celui qui la reçoit. Participez donc avec vos voisins à
cette grande gestuelle citoyenne de la plainte. »
Tel
était le texte de l’affichette apposée à chacun des six étages que
comptaient les sept allées de cette résidence de copropriétaires, située
dans le XVIIème arrondissement parisien. Qui l’avait diffusée : le
conseil syndical de l’immeuble ? Ou le tribunal d’Instance ? Le concierge ?
Le commissariat local ? Les services municipaux ? Nul ne le sut. Nul ne
pouvait se douter que cette affiche serait le départ d’un concours de
plaintes totalement absurdes entre tous les résidents.
Deux
jours après son placardage, la première tomba. Elle concernait le
gardien. Un mécontent du premier étage de l’allée A lui reprochait
d’oublier systématiquement de balayer son palier.
En
verve judiciariste, ce même citoyen zélé de l’allée A lança sa deuxième
plainte à l’encontre d’une jeune femme célibataire qui venait de
s’installer dans l’appartement face au sien, et qu’il accusait
« d ’encouragement à la dépression nerveuse, et au spleen ». Il faut
dire que cette nouvelle arrivante était le portrait tout craché de son
premier amour, qui s’était suicidé. De plus, les fleurs sur son balcon
étaient celles que préférait ce tragique premier amour.
Toujours
dans l’allée A, une nouvelle plainte fut lancée par un habitant du
deuxième étage–gauche. Depuis un mois, sa voisine d’en face apprenait à
chanter l’opéra entre 20 heures et 22 heures, cette activité culturelle
rendant l’homme neurasthénique. La quatrième venait de l’allée C, elle
était le fait d’un copropriétaire ne supportant pas de n’entendre aucun bruit
dans l’allée, disant que l’atmosphère le traumatisait et qu’il exigeait
du tapage, diurne comme nocturne. La cinquième plainte viendra du même
hall. Un autre copropriétaire se dressait contre l’auteur de la plainte
précédente. Lui aimait ce silence et accusait le quatrième plaignant de
vouloir traumatiser ses voisins. L’allée
C qui (majoritairement) aimait le silence porta ainsi plainte
collectivement (ou presque) contre l’allée B, qu’elle trouvait trop
bruyante. Les sixième et quatrième étages de l’allée A portèrent
collectivement plainte contre les deuxième et cinquième étages de
l’allée E. Visiblement, il s’agissait d’un problème de politesse. Ceux
de l’allée A considéraient ceux de l’allée E comme impolis, ceux de
l’allée E considérant ceux de l’allée A comme obséquieux.
Dans
l’allée D, les locataires du troisième attaquaient en justice ceux du
sixième. Dans l’allée F, les habitants du cinquième se dressaient
systématiquement contre ceux du deuxième. Pour le premier cas, il
s’agissait d’odeurs buccales, les deux étages s’accusant mutuellement de
puer de la gueule, tandis que dans le deuxième cas, les uns trouvaient
les autres mal habillés, les autres que les uns étalaient leur luxe
vestimentaire d’une façon ostentatoire.
Que
dans une même allée, des voisins (voire des paliers entiers) aient
porté plainte les uns contre les autres ne les empêchait pas de porter
plainte collectivement contre une autre allée. Ainsi, malgré leurs
prises de bec olfactives, les occupants de l’allée D se sentaient
également lésés au niveau de la réfection des escaliers et des parties
communes. L’allée A (au-delà d’une dissension interne) trouvait que
c’était elle qui était défavorisée sur ce plan.
Un
voisin déclara la guerre à son vis-à-vis car le papier peint qu’il
voyait par la fenêtre lui déplaisait. L’attaqué riposta contre le
plaignant, déclarant son intérieur hideux, et le mettant en demeure de
repeindre son appartement. Hall
G contre hall E : le premier reprochait au second d’avoir trop de
fleurs à ses balcons. Le hall E reprochait au hall G d’avoir des balcons
très mal entretenus. Un plaignant de allée F, enfin - troisième étage -
jugeait sa voisine d’en face (une fonctionnaire du Ministère de
l’Intérieur) trop sexy et provocante et l’attaqua pour « incitation à l’infidélité conjugale », « tentative permanente d’outrage à la pudeur », « vie dépravée et tapage diurne ».
Bien
sûr, une partie des résidents se voyait déconcertée par cette soudaine
épidémie juridique, et en parla au conseil syndical. Ce dernier était
déjà alerté par le Tribunal d’instance qui, jugeant toutes ces plaintes
abusives ou farfelues, ne les enregistrait pas. Ce même conseil
s’alarma, et convoqua les associations de locataires qui voulurent
servir de médiatrices entre les divers plaignants. Les représentants du
syndic et ces mêmes associations se réunirent pour accoucher d’un plan.
Peine perdue, aucune partie n’étant prête à un accord, les associations
se crêpant le chignon, et les membres du conseil s’empaillant entre eux
pour le moindre détail.
Il fut impossible d’appeler à une assemblée de copropriétaires.
Quelques
voisins, de leur propre chef, s’improvisèrent alors médiateurs. Mais
aucun plaignant, ni même aucune personne victime d’une (ou plusieurs)
plaintes ne daigna s’intéresser à eux. Ils réussiront juste à arrêter
quelques échauffourées. Malgré ça, les médiateurs persévérèrent,
espérant une fatigue des plaignants. Etaient-ils soudain écoutés ?
Toujours est-il que durant deux semaines, il n’y eut plus de plaintes.
Mais ce qui suivit se révéla bien pire. De nouveaux « mécontents »
entrèrent dans la danse : pas forcément des plaignants énervés, plutôt
des gens d’apparence sereine voulant faire chier le monde par derrière
(et pourquoi pas par-devant).
Ça
débuta par un dentiste, par ailleurs médiateur volontaire, qui se mit à
jeter méthodiquement ses déchets sur le balcon de sa voisine, laquelle
ne se privait pas de lancer ses ordures dans l’appartement de son voisin
en vis-à-vis, car voir ce dernier torse nu l’énervait.
Puis,
ce fut la fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur (la même faisant
déjà l’objet de plusieurs plaintes) qui balança ses tampons usés, et ses
culottes pleines de merde, dans la boîte aux lettres de sa voisine du
dessous (apparemment une sombre vengeance féminine).
Allée
E, deux non-plaignants qui l’un comme l’autre avaient été médiateurs
volontaires s’affrontèrent : un cadre supérieur de l’industrie
d’armement, d’abord, ne put s’empêcher de chier – chaque matin – sur le
paillasson de son voisin du dessous, simplement parce que sa gueule ne
lui revenait pas. Lequel voisin du dessous, apprenant fortuitement la
provenance du caca, fit de même sur le palier de son chieur.
Allée C, le copropriétaire traumatisé par le silence de l’allée vit sa boîte aux lettres remplie de boules quies
cinq jours durant, craqua et fit du bruit quatre nuits de suite. Les
six matins suivants, le reste des copropriétaires de son allée
déverseront leurs poubelles juste devant sa porte, l’amateur de
sonorités nocturnes déménageant bien vite.
Juste
après, et durant six ou sept nuits, il y eut des maniaques pour
déranger leurs co-résidents par téléphone entre deux et trois heures du
matin. Ils proféraient des menaces de mort, tenaient des propos
graveleux. Il fut fréquent, au cours de cette mini guérilla
téléphonique, que la même personne ayant appelé à 2 h 05 reçût à son
tour un coup de fil autour de 2 h 25. Elle pouvait avoir dit des
obscénités à 2 h 05 et se retrouver menacée de mort vingt minutes après,
ou d’abord
menacer de mort puis insulter copieusement. Ou bien encore, elle
pouvait recevoir les mêmes insultes (à quelques variantes près) qu’elle
avait adressées à une autre personne. Il faut signaler que tout se
passait dans le plus grand des hasards et que c’était rarement
l’insulteur qui se faisait rappeler par l’insulté.
Chaque
soir, le concierge constatait qu’il y avait de moins en moins d’ordures
dans les poubelles mais énormément sur le sol de la cour, vu qu’elles
étaient maintenant lancées d’un balcon à l’autre. De leur côté, les
boîtes aux lettres regorgeant de tampons usés et autres saloperies
voyaient leur nombre augmenter tous les jours.
Allée
B, chaque matin, à 7 h 00, quelqu’un urina dans l’ascenseur. Au bout de
quinze jours, on apprit que c’était un cadre effacé et gentil, de
surcroît membre du conseil syndical mais qui voulait enquiquiner le
monde. Démasqué, celui-ci reçut une dizaine de plaintes, dix kilos de
merde sur son paillasson, des ordures sur son balcon, des capotes
anglaises usées dans sa boîte aux lettres. Il déménagera encore plus
vite que l’amateur de sonorités nocturnes
Allée
G, deuxième étage droite, le copropriétaire poussa des cris de dindon
en plein milieu de la nuit pendant une semaine d’affilée, ce qui
réveilla systématiquement son voisin de palier, qui se mit, lui aussi, à
imiter le cri du dindon à n’importe quelle heure de la nuit. Les deux
voisins finiront par faire les dindons simultanément, tout en s’étripant
dans la rue. Séparés calmés et prêts à discuter, ils s’accorderont pour
partir le même jour et n’omettront pas, avant leur départ, de chier sur
le paillasson l’un de l’autre.
La
fonctionnaire ministérielle lacèrera la gueule de son plaignant à coups
de talons aiguilles. Puis c’est sa voisine (celle dont elle avait
pourri la boîte aux lettres) qui la badigeonnera de merde. Juste après
le déménagement des deux dindons, les silencieux de l’allée C et les
bruyants de l’allée B se lanceront des pierres d’un bout à l’autre de la
cour (pour l’anecdote, les silencieux avaient tous des boules quies dans les oreilles, les bruyants préférant écouter leur ipod).
La cantatrice en herbe, après avoir pris ses cours de chants de quatre à
six heures du matin pendant une semaine, se fera couper les cordes
vocales par son voisin plaignant. Le même jour, les sixième et quatrième
étages de l’allée A, ainsi que les deuxième et cinquième de l’allée B
s’enverront des pots de fleurs d’un balcon à l’autre. Comme beaucoup de
monde (lanceurs de pierres ou de pots de fleurs…) avant et après eux, le
sosie d’un premier amour et son plaignant se battront en duel, et se
retrouveront aux urgences.
Allée
D, les locataires du troisième se battront à coups de balai contre ceux
du sixième. Le dentiste balancera de la merde sur tous les balcons
qu’il pourra atteindre. Le voisin torse nu se dépoila entièrement et
lança une dizaine de chaises sur la voisine d’en face. Allée F, les
habitants du cinquième s’affronteront (à coups de râteau) à ceux du
deuxième.
Un
nombre croissant d’habitants chieront systématiquement sur le
paillasson du voisin que – pour une bonne ou une mauvaise raison – ils
détestaient le plus. En une semaine, on dénombra aussi deux tentatives
d’étranglement par jour. Les trois-quarts du temps, il s’agissait du
propriétaire d’un paillasson merdeux ayant trouvé le chieur qui lui
pourrissait la vie. Pour le reste, c’était le chieur qui malmenait sa
victime.
Les
cris de poules d’une allée succéderont aux bruits de dindons d’une
autre, pendant trois week-ends de suite. Le quatrième, les allées se
répartissaient pour moitié entre poules et dindons.
Le
nombre de copropriétaires passant par les urgences depuis le début des
affrontements augmentera graduellement. Les interventions de lardus
passeront de trois par semaine, après la bataille des pierres, à trois
par jour après celle des coups de râteaux.
Les
médiateurs soit avaient jeté l’éponge, soit étaient ceux qui pétaient
le plus les plombs. Depuis le week-end des cris de poules (et de
dindons), les déménagements se faisaient au rythme d’un par jour : plus
personne ne voulut investir dans cette résidence, aucun appartement
abandonné ne sera réoccupé. Rapidement, il ne resta qu’une vingtaine
d’habitants, et tous voulaient partir. Les déménagements se déroulaient
dans une ambiance houleuse : coups, insultes, meubles cassés,
déménageurs arrêtant le travail, baston générale. À la requête du
conseil syndical et de l’agence immobilière, il sera demandé aux
derniers copropriétaires de partir dans le calme. Malgré ça, ce seront
les forces de l’ordre qui planifieront les derniers départs avec un
important dispositif pour éviter tout débordement.
Le dernier habitant de la résidence sera le concierge, la seule plainte lancée contre lui ayant disparu sous le Blitzkrieg
juridique. S’ennuyant vite, il finira par mettre la clé sous la porte,
passés quinze jours de solitude. Après son départ, l’affichette
d’incitation à la plainte était encore placardée à chaque étage de
chaque allée.
À ce jour, son mystère reste irrésolu.
Jamais
ni le tribunal d’Instance ni aucun autre pouvoir public ne parleront
d’elle. Sont-ce vraiment les institutions qui l’avaient apposée ?
Ou peut-être d’autres, qui voulaient se moquer d’elles ?
RIRA BIEN QUI CONNAITRA LA VÉRITÉ !
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