lundi 3 décembre 2012

Un conte drolatique inédit de Laurent Diox

Reçu, voilà quelque temps, ce petit conte dadaïste de notre ami Laurent Diox, que nous vous faisons partager...


MÉCHANTS PLAIGNANTS ET VOISINS PAS CONTENTS

 « N’hésitez pas à porter plainte chaque fois que vous vous sentirez agressé ou lésé dans votre quotidien. Même pour un problème d’apparence mineur (tel un souci de voisinage). La plainte a des vertus civiques. Pour celui qui la porte comme pour celui qui la reçoit. Participez donc avec vos voisins à cette grande gestuelle citoyenne de la plainte. »

Tel était le texte de l’affichette apposée à chacun des six étages que comptaient les sept allées de cette résidence de copropriétaires, située dans le XVIIème arrondissement parisien. Qui l’avait diffusée : le conseil syndical de l’immeuble ? Ou le tribunal d’Instance ? Le concierge ? Le commissariat local ? Les services municipaux ? Nul ne le sut. Nul ne pouvait se douter que cette affiche serait le départ d’un concours de plaintes totalement absurdes entre tous les résidents.
Deux jours après son placardage, la première tomba. Elle concernait le gardien. Un mécontent du premier étage de l’allée A lui reprochait d’oublier systématiquement de balayer son palier.
En verve judiciariste, ce même citoyen zélé de l’allée A lança sa deuxième plainte à l’encontre d’une jeune femme célibataire qui venait de s’installer dans l’appartement face au sien, et qu’il accusait « d ’encouragement à la dépression nerveuse, et au spleen ». Il faut dire que cette nouvelle arrivante était le portrait tout craché de son premier amour, qui s’était suicidé. De plus, les fleurs sur son balcon étaient celles que préférait ce tragique premier amour.
Toujours dans l’allée A, une nouvelle plainte fut lancée par un habitant du deuxième étage–gauche. Depuis un mois, sa voisine d’en face apprenait à chanter l’opéra entre 20 heures et 22 heures, cette activité culturelle rendant l’homme neurasthénique. La quatrième venait de l’allée C, elle était le fait d’un copropriétaire ne supportant pas de n’entendre aucun bruit dans l’allée, disant que l’atmosphère le traumatisait et qu’il exigeait du tapage, diurne comme nocturne. La cinquième plainte viendra du même hall. Un autre copropriétaire se dressait contre l’auteur de la plainte précédente. Lui aimait ce silence et accusait le quatrième plaignant de vouloir traumatiser ses voisins. L’allée C qui (majoritairement) aimait le silence porta ainsi plainte collectivement (ou presque) contre l’allée B, qu’elle trouvait trop bruyante. Les sixième et quatrième étages de l’allée A portèrent collectivement plainte contre les deuxième et cinquième étages de l’allée E. Visiblement, il s’agissait d’un problème de politesse. Ceux de l’allée A considéraient ceux de l’allée E comme impolis, ceux de l’allée E considérant ceux de l’allée A comme obséquieux.
Dans l’allée D, les locataires du troisième attaquaient en justice ceux du sixième. Dans l’allée F, les habitants du cinquième se dressaient systématiquement contre ceux du deuxième. Pour le premier cas, il s’agissait d’odeurs buccales, les deux étages s’accusant mutuellement de puer de la gueule, tandis que dans le deuxième cas, les uns trouvaient les autres mal habillés, les autres que les uns étalaient leur luxe vestimentaire d’une façon ostentatoire.
Que dans une même allée, des voisins (voire des paliers entiers) aient porté plainte les uns contre les autres ne les empêchait pas de porter plainte collectivement contre une autre allée. Ainsi, malgré leurs prises de bec olfactives, les occupants de l’allée D se sentaient également lésés au niveau de la réfection des escaliers et des parties communes. L’allée A (au-delà d’une dissension interne) trouvait que c’était elle qui était défavorisée sur ce plan.
Un voisin déclara la guerre à son vis-à-vis car le papier peint qu’il voyait par la fenêtre lui déplaisait. L’attaqué riposta contre le plaignant, déclarant son intérieur hideux, et le mettant en demeure de repeindre son appartement. Hall G contre hall E : le premier reprochait au second d’avoir trop de fleurs à ses balcons. Le hall E reprochait au hall G d’avoir des balcons très mal entretenus. Un plaignant de allée F, enfin - troisième étage - jugeait sa voisine d’en face (une fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur) trop sexy et provocante et l’attaqua pour « incitation à l’infidélité conjugale », « tentative permanente d’outrage à la pudeur », « vie dépravée et tapage diurne ».

Bien sûr, une partie des résidents se voyait déconcertée par cette soudaine épidémie juridique, et en parla au conseil syndical. Ce dernier était déjà alerté par le Tribunal d’instance qui, jugeant toutes ces plaintes abusives ou farfelues, ne les enregistrait pas. Ce même conseil s’alarma, et convoqua les associations de locataires qui voulurent servir de médiatrices entre les divers plaignants. Les représentants du syndic et ces mêmes associations se réunirent pour accoucher d’un plan. Peine perdue, aucune partie n’étant prête à un accord, les associations se crêpant le chignon, et les membres du conseil s’empaillant entre eux pour le moindre détail.
Il fut impossible d’appeler à une assemblée de copropriétaires.
Quelques voisins, de leur propre chef, s’improvisèrent alors médiateurs. Mais aucun plaignant, ni même aucune personne victime d’une (ou plusieurs) plaintes ne daigna s’intéresser à eux. Ils réussiront juste à arrêter quelques échauffourées. Malgré ça, les médiateurs persévérèrent, espérant une fatigue des plaignants. Etaient-ils soudain écoutés ? Toujours est-il que durant deux semaines, il n’y eut plus de plaintes. Mais ce qui suivit se révéla bien pire. De nouveaux « mécontents » entrèrent dans la danse : pas forcément des plaignants énervés, plutôt des gens d’apparence sereine voulant faire chier le monde par derrière (et pourquoi pas par-devant).

Ça débuta par un dentiste, par ailleurs médiateur volontaire, qui se mit à jeter méthodiquement ses déchets sur le balcon de sa voisine, laquelle ne se privait pas de lancer ses ordures dans l’appartement de son voisin en vis-à-vis, car voir ce dernier torse nu l’énervait.
Puis, ce fut la fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur (la même faisant déjà l’objet de plusieurs plaintes) qui balança ses tampons usés, et ses culottes pleines de merde, dans la boîte aux lettres de sa voisine du dessous (apparemment une sombre vengeance féminine).
Allée E, deux non-plaignants qui l’un comme l’autre avaient été médiateurs volontaires s’affrontèrent : un cadre supérieur de l’industrie d’armement, d’abord, ne put s’empêcher de chier – chaque matin – sur le paillasson de son voisin du dessous, simplement parce que sa gueule ne lui revenait pas. Lequel voisin du dessous, apprenant fortuitement la provenance du caca, fit de même sur le palier de son chieur.
Allée C, le copropriétaire traumatisé par le silence de l’allée vit sa boîte aux lettres remplie de boules quies cinq jours durant, craqua et fit du bruit quatre nuits de suite. Les six matins suivants, le reste des copropriétaires de son allée déverseront leurs poubelles juste devant sa porte, l’amateur de sonorités nocturnes déménageant bien vite.
Juste après, et durant six ou sept nuits, il y eut des maniaques pour déranger leurs co-résidents par téléphone entre deux et trois heures du matin. Ils proféraient des menaces de mort, tenaient des propos graveleux. Il fut fréquent, au cours de cette mini guérilla téléphonique, que la même personne ayant appelé à 2 h 05 reçût à son tour un coup de fil autour de 2 h 25. Elle pouvait avoir dit des obscénités à 2 h 05 et se retrouver menacée de mort vingt minutes après, ou d’abord menacer de mort puis insulter copieusement. Ou bien encore, elle pouvait recevoir les mêmes insultes (à quelques variantes près) qu’elle avait adressées à une autre personne. Il faut signaler que tout se passait dans le plus grand des hasards et que c’était rarement l’insulteur qui se faisait rappeler par l’insulté.
Chaque soir, le concierge constatait qu’il y avait de moins en moins d’ordures dans les poubelles mais énormément sur le sol de la cour, vu qu’elles étaient maintenant lancées d’un balcon à l’autre. De leur côté, les boîtes aux lettres regorgeant de tampons usés et autres saloperies voyaient leur nombre augmenter tous les jours.
Allée B, chaque matin, à 7 h 00, quelqu’un urina dans l’ascenseur. Au bout de quinze jours, on apprit que c’était un cadre effacé et gentil, de surcroît membre du conseil syndical mais qui voulait enquiquiner le monde. Démasqué, celui-ci reçut une dizaine de plaintes, dix kilos de merde sur son paillasson, des ordures sur son balcon, des capotes anglaises usées dans sa boîte aux lettres. Il déménagera encore plus vite que l’amateur de sonorités nocturnes
Allée G, deuxième étage droite, le copropriétaire poussa des cris de dindon en plein milieu de la nuit pendant une semaine d’affilée, ce qui réveilla systématiquement son voisin de palier, qui se mit, lui aussi, à imiter le cri du dindon à n’importe quelle heure de la nuit. Les deux voisins finiront par faire les dindons simultanément, tout en s’étripant dans la rue. Séparés calmés et prêts à discuter, ils s’accorderont pour partir le même jour et n’omettront pas, avant leur départ, de chier sur le paillasson l’un de l’autre.
La fonctionnaire ministérielle lacèrera la gueule de son plaignant à coups de talons aiguilles. Puis c’est sa voisine (celle dont elle avait pourri la boîte aux lettres) qui la badigeonnera de merde. Juste après le déménagement des deux dindons, les silencieux de l’allée C et les bruyants de l’allée B se lanceront des pierres d’un bout à l’autre de la cour (pour l’anecdote, les silencieux avaient tous des boules quies dans les oreilles, les bruyants préférant écouter leur ipod). La cantatrice en herbe, après avoir pris ses cours de chants de quatre à six heures du matin pendant une semaine, se fera couper les cordes vocales par son voisin plaignant. Le même jour, les sixième et quatrième étages de l’allée A, ainsi que les deuxième et cinquième de l’allée B s’enverront des pots de fleurs d’un balcon à l’autre. Comme beaucoup de monde (lanceurs de pierres ou de pots de fleurs…) avant et après eux, le sosie d’un premier amour et son plaignant se battront en duel, et se retrouveront aux urgences.
Allée D, les locataires du troisième se battront à coups de balai contre ceux du sixième. Le dentiste balancera de la merde sur tous les balcons qu’il pourra atteindre. Le voisin torse nu se dépoila entièrement et lança une dizaine de chaises sur la voisine d’en face. Allée F, les habitants du cinquième s’affronteront (à coups de râteau) à ceux du deuxième.
Un nombre croissant d’habitants chieront systématiquement sur le paillasson du voisin que – pour une bonne ou une mauvaise raison – ils détestaient le plus. En une semaine, on dénombra aussi deux tentatives d’étranglement par jour. Les trois-quarts du temps, il s’agissait du propriétaire d’un paillasson merdeux ayant trouvé le chieur qui lui pourrissait la vie. Pour le reste, c’était le chieur qui malmenait sa victime.
Les cris de poules d’une allée succéderont aux bruits de dindons d’une autre, pendant trois week-ends de suite. Le quatrième, les allées se répartissaient pour moitié entre poules et dindons.
Le nombre de copropriétaires passant par les urgences depuis le début des affrontements augmentera graduellement. Les interventions de lardus passeront de trois par semaine, après la bataille des pierres, à trois par jour après celle des coups de râteaux.
Les médiateurs soit avaient jeté l’éponge, soit étaient ceux qui pétaient le plus les plombs. Depuis le week-end des cris de poules (et de dindons), les déménagements se faisaient au rythme d’un par jour : plus personne ne voulut investir dans cette résidence, aucun appartement abandonné ne sera réoccupé. Rapidement, il ne resta qu’une vingtaine d’habitants, et tous voulaient partir. Les déménagements se déroulaient dans une ambiance houleuse : coups, insultes, meubles cassés, déménageurs arrêtant le travail, baston générale. À la requête du conseil syndical et de l’agence immobilière, il sera demandé aux derniers copropriétaires de partir dans le calme. Malgré ça, ce seront les forces de l’ordre qui planifieront les derniers départs avec un important dispositif pour éviter tout débordement.

Le dernier habitant de la résidence sera le concierge, la seule plainte lancée contre lui ayant disparu sous le Blitzkrieg juridique. S’ennuyant vite, il finira par mettre la clé sous la porte, passés quinze jours de solitude. Après son départ, l’affichette d’incitation à la plainte était encore placardée à chaque étage de chaque allée.
À ce jour, son mystère reste irrésolu.
Jamais ni le tribunal d’Instance ni aucun autre pouvoir public ne parleront d’elle. Sont-ce vraiment les institutions qui l’avaient apposée ?
Ou peut-être d’autres, qui voulaient se moquer d’elles ? 
RIRA BIEN QUI CONNAITRA LA VÉRITÉ !

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